16
Tengo
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Comme un vaisseau fantôme

 

QUAND VIENDRAIT LE LENDEMAIN, quel serait le monde qui l’attendrait ?

« Ça personne ne le sait… », dit Fukaéri.

 

Mais le monde dans lequel Tengo ouvrit les yeux ne lui parut pas différent de celui où il s’était endormi la nuit précédente. Le réveil à son chevet indiquait qu’il était six heures passées. Dehors il faisait jour. L’air était vif et limpide et des rayons lumineux avaient comme enfoncé leurs coins par les interstices des rideaux. On approchait enfin du terme de l’été. On entendait les cris éclatants des oiseaux. Il lui semblait presque que le violent orage de la veille avait été une illusion. Ou alors quelque chose qui serait arrivé dans un passé lointain, quelque part en un lieu inconnu.

Sa première pensée fut que Fukaéri aurait pu disparaître durant la nuit. Mais la jeune fille était bien là à côté de lui, plongée dans un sommeil profond, comme un petit animal qui hiberne. Son visage endormi était beau, et ses fins cheveux noirs dessinaient des motifs complexes sur ses joues blanches. Ses oreilles étaient cachées par les cheveux. Il percevait son souffle léger. Il resta un moment à regarder le plafond, tendant l’oreille vers sa respiration. On aurait dit un petit soufflet.

Il se souvenait encore clairement de son éjaculation de la nuit passée. Qu’il ait laissé échapper son sperme en elle le perturbait terriblement. Et en si grande quantité. Maintenant que le matin était là, il se demanda si cela avait vraiment eu lieu. Ou bien, comme le violent orage, s’il ne l’aurait pas seulement rêvé. Quand il était adolescent, il lui était arrivé bien des fois d’avoir des pollutions nocturnes. Il faisait un rêve érotique très réaliste, éjaculait, puis se réveillait. Seule l’éjaculation avait été réelle. Il y avait beaucoup d’analogie avec ce qu’il ressentait à présent.

Mais il ne s’agissait pas là d’un rêve érotique. Il ne faisait aucun doute qu’il avait éjaculé à l’intérieur de Fukaéri. Elle avait guidé son pénis pour qu’il s’introduise en elle et avait absorbé son sperme. Lui s’était contenté de suivre. Il était totalement engourdi, il était même incapable de bouger un doigt. Tengo avait alors été persuadé d’avoir éjaculé dans la salle de classe de l’école. Mais je ne suis pas réglée, je ne serai pas enceinte, ne te fais pas de souci, lui avait dit Fukaéri. Est-ce que tout cela s’était vraiment produit ? Il avait du mal à le croire. Mais cela s’était vraiment passé. Des faits réels, dans un monde réel. Vraisemblablement.

Il sortit du lit, s’habilla, se rendit à la cuisine, fit chauffer de l’eau, se prépara du café. Pendant tout ce temps, il tenta de mettre de l’ordre dans sa tête. Comme on le fait pour les tiroirs de son bureau. Mais il n’y parvint pas vraiment. Il se contentait d’intervertir les choses. Là où il trouvait une gomme, il mettait des trombones, à la place des trombones, il mettait un taille-crayon, à la place du taille-crayon, il mettait une gomme. Il se bornait à substituer une forme de désordre à une autre.

Il but son café, alla au cabinet de toilette et se rasa en écoutant une émission de musique baroque. C’était une partita de Telemann pour différents instruments solos. Il faisait ce qu’il faisait toujours. Il préparait son café à la cuisine, puis il le buvait et se rasait en écoutant à la radio « La musique baroque pour vous ». Simplement, les morceaux changeaient chaque jour. Hier, c’était de la musique pour clavier de Rameau.

Le commentateur donnait des explications.

 

Dans la première moitié du dix-huitième siècle, Telemann fut un des compositeurs les plus appréciés d’Europe, mais à partir du dix-neuvième siècle, du fait de sa production trop abondante, il fut l’objet du dédain du public. Telemann n’était pas responsable de cet état des choses. Les sociétés européennes évoluaient et, en même temps, on attendait que les créations musicales visent de tout autres objectifs. Il se produisit donc un changement total dans l’appréciation de ses œuvres.

 

Est-ce un nouveau monde ? s’interrogea Tengo.

Il regarda encore une fois tout autour de lui. Il ne décela aucun changement. Pour le moment, il ne voyait encore personne qui le dédaignerait. Enfin, il fallait de toute façon qu’il se rase. Que le monde ait changé ou non, personne ne le ferait à sa place. Il n’avait que ses propres mains pour cela.

Lorsqu’il eut terminé, il but une nouvelle tasse de café accompagnée de toasts grillés et beurrés. Il retourna dans la chambre pour voir Fukaéri, mais elle dormait toujours aussi profondément et ne faisait pas le moindre mouvement. Sa position était la même que tout à l’heure. Ses cheveux dessinaient les mêmes motifs sur ses joues. Son souffle était comme auparavant parfaitement calme.

Ce jour-là, il n’avait rien de prévu. Il n’avait pas de cours à l’école préparatoire. Personne ne devait lui rendre visite et il n’avait l’intention de rendre visite à personne. Il était libre de faire ce qu’il voulait durant la journée entière. Il s’installa à la table de la cuisine et se remit à son roman. Il écrivit sur du papier quadrillé avec un stylo à plume. Comme à son habitude, il se concentra immédiatement sur sa tâche. Dès qu’il changeait de canal mental, tout le reste disparaissait de son champ visuel.

 

Fukaéri s’éveilla juste avant neuf heures. Elle avait ôté son pyjama et enfilé un tee-shirt de Tengo. C’était le tee-shirt de Jeff Beck en tournée au Japon que Tengo avait porté lorsqu’il était allé à Chikura pour voir son père. Sous le tee-shirt, ses seins pointaient clairement. Ce qui rappela à Tengo, bon gré mal gré, son éjaculation de la nuit. Comme le nom d’une ère qui vous remet en mémoire des faits historiques.

La station FM diffusait une pièce pour orgue de Marcel Dupré. Tengo cessa d’écrire et prépara un petit déjeuner pour Fukaéri. Elle but du Earl Grey, et mangea des toasts avec de la confiture de fraises. Elle étala la confiture sur les toasts en prenant tout son temps, minutieusement, tel Rembrandt dessinant des plis à un vêtement.

« Il s’est vendu combien d’exemplaires de ton livre ? demanda Tengo.

— Tu parles de La Chrysalide de l’air…, demanda Fukaéri.

— Oui.

— Je sais pas… », répondit Fukaéri. Puis elle fronça légèrement les sourcils. « Des tas… »

Pour elle, les chiffres n’étaient pas un élément significatif, songea Tengo. Son expression « des tas » lui évoquait une vaste prairie s’étendant à perte de vue, sur laquelle des trèfles poussaient à profusion. Dans « des trèfles », il y avait certes la notion de « profusion », mais personne ne pouvait les dénombrer.

« Beaucoup de gens lisent La Chrysalide de l’air », dit Tengo.

Fukaéri ne répondit rien. Elle examinait l’état de la couche de confiture.

« Il faut que je voie M. Komatsu. À la première occasion », dit Tengo en observant Fukaéri de l’autre côté de la table. Son visage était inexpressif comme toujours. « Toi aussi, bien sûr, tu l’as déjà rencontré ?

— À la conférence de presse…

— Vous avez parlé ? »

Fukaéri se contenta de secouer légèrement la tête. Cela signifiait qu’ils ne s’étaient pratiquement rien dit.

Il pouvait imaginer distinctement le tableau. Comme à son habitude, Komatsu jacassait, à une vitesse épouvantable, sur tout ce qui lui passait par la tête – ou sur ce à quoi il ne pensait pas spécialement – et elle, pendant ce temps, n’ouvrait presque pas la bouche. Ou même n’écoutait pas ce qu’on lui disait. De son côté, Komatsu ne s’en souciait pas. Si Tengo avait dû donner un exemple de « deux personnes complètement incompatibles », il aurait sûrement désigné Fukaéri et Komatsu.

Tengo dit : « Cela fait très longtemps que je n’ai pas vu M. Komatsu. Il ne m’a pas contacté non plus. Peut-être a-t-il été débordé. Comme La Chrysalide de l’air est devenue un best-seller, il a dû se trouver en plein dans le raffut. Mais j’ai besoin de discuter sérieusement de différentes questions. Et ce serait bien que tu sois présente. Ce serait une bonne occasion. Veux-tu que nous essayions de le voir ensemble ?

— À trois…

— Oui. Ce serait plus simple de parler comme ça. »

Fukaéri réfléchit un instant. Ou bien elle imagina quelque chose. Puis elle dit :

« Ça m’est égal. Si ça peut se faire… »

Si ça peut se faire, se répéta Tengo mentalement. Il y avait dans ses mots une tonalité prophétique.

« Tu penses que ça ne se fera peut-être pas ? » demanda-t-il timidement.

À cela, Fukaéri ne répondit pas.

« En admettant que ce soit possible, nous allons le rencontrer.

— On le rencontre pour faire quoi…

— Pour quelle raison allons-nous le rencontrer ? corrigea Tengo. D’abord, je vais lui rendre l’argent. J’ai reçu un virement d’un montant important, comme rémunération pour ma réécriture de La Chrysalide de l’air. Mais je n’ai pas envie d’y toucher. Cela ne veut pas dire que je regrette d’avoir remanié le texte. Ce travail m’a stimulé, il m’a indiqué la bonne direction. Cela pourra avoir l’air prétentieux, mais j’estime que c’est une œuvre réussie. Et, de fait, les critiques sont positives et le livre se vend bien. Je n’ai donc pas eu tort de me charger de ce travail. Seulement, je n’imaginais pas que les choses iraient aussi loin. Évidemment, j’étais d’accord, et il est certain que je dois assumer mes responsabilités. Cependant, je n’ai pas l’intention de toucher cet argent. »

Fukaéri eut comme un léger repli des épaules.

Tengo dit : « Tu as raison. De toute façon, que je rende ou non cet argent, ça ne changerait rien à la situation. Mais en ce qui me concerne, je désire éclaircir ma position.

— Par rapport à qui…

— Essentiellement par rapport à moi-même », répondit Tengo en baissant un peu la voix.

Fukaéri prit le couvercle du pot de confitures dans la main et l’examina comme si elle contemplait un objet rare.

« Mais c’est peut-être trop tard », dit Tengo.

Fukaéri ne dit rien à ce propos.

 

Peu après une heure, il appela la société de Komatsu (il n’allait pas à son bureau le matin). Une secrétaire lui répondit que Komatsu était absent depuis quelques jours. Mais elle n’en savait pas plus. Ou peut-être savait-elle quelque chose et n’avait-elle pas l’intention de le confier à Tengo. Il la pria de lui passer un autre rédacteur qu’il connaissait de vue. Il avait rédigé pour sa revue mensuelle de petites chroniques, sous pseudonyme. L’homme avait deux ou trois ans de plus que lui, il était sorti de la même université et il lui montrait une certaine sympathie.

« M. Komatsu est en congé depuis une semaine, l’informa l’homme. Le troisième jour, il a téléphoné pour dire qu’il n’allait pas bien et qu’il serait absent un certain temps. Depuis, il n’est pas revenu. Tout le monde ici est bien embêté. Parce que c’est lui l’éditeur de La Chrysalide de l’air, et il est absolument le seul à s’occuper de ce livre. Il est aussi en charge de la revue, et, là aussi, il travaille seul, sans tenir compte de l’équipe et sans déléguer. Alors maintenant qu’il est absent, personne ne peut faire face. Évidemment, s’il ne va pas bien, on n’y peut rien.

— Mais qu’est-ce qu’il a ?

— Je ne sais pas. Il a seulement dit qu’il n’allait pas bien. Il a juste dit ça et puis il a coupé. Depuis, absolument aucune nouvelle. On avait des questions à lui poser, alors on a essayé de téléphoner chez lui, mais on tombe toujours sur le répondeur. On ne sait plus quoi faire.

— Il n’a pas de famille ?

— Il vit seul. Il a été marié et il a un enfant mais il a divorcé il y a longtemps, je crois. Lui-même n’en a jamais parlé, donc je ne connais pas les détails, mais c’est ce qu’on dit.

— En tout cas, c’est bizarre qu’il soit absent depuis une semaine et qu’il n’ait téléphoné qu’une seule fois.

— Mais, comme tu le sais bien, ce n’est pas quelqu’un qui fait les choses comme tout le monde. »

Le combiné à la main, Tengo réfléchit. « Il est vrai qu’on ne peut pas savoir de quoi il est capable. Les idées reçues, ce n’est pas son style. Il est égocentrique, certes, mais, du moins à ce que j’en sais, quand il s’agit de son travail, ce n’est pas quelqu’un d’irresponsable. Alors que La Chrysalide de l’air se vend si bien, il est impossible qu’il lâche tout en plein milieu et qu’il ne donne pas de nouvelles. Même s’il ne se sent pas bien. Il ne ferait pas ça.

— Sans doute pas, approuva le rédacteur. Ce serait peut-être bien que quelqu’un aille chez lui pour voir comment il va. Il y a eu aussi toutes ces complications avec Les Précurseurs et la disparition de Fukaéri. D’ailleurs, on ne sait toujours pas où elle se trouve. Il lui est peut-être arrivé quelque chose. M. Komatsu ne simulerait tout de même pas une maladie pour s’absenter et cacher Fukaéri quelque part ! »

Tengo resta silencieux. Il ne pouvait lui dire que Fukaéri était là en personne sous ses yeux, et qu’elle était en train de se nettoyer les oreilles avec des cotons-tiges.

« Indépendamment de cela, il y a aussi quelque chose d’incompréhensible sur ce livre. Il se vend très bien, bon, mais certains trucs me gênent. Pas seulement moi. Il y en a beaucoup, dans la boîte, qui ont ce sentiment… Mais au fait, Tengo, tu avais une affaire particulière avec M. Komatsu ?

— Non, rien de spécial. Je ne lui ai pas parlé depuis un certain temps, et je me suis juste demandé, tiens, que se passe-t-il ?

— Il a été débordé ces derniers temps. C’est peut-être le stress. En tout cas, La Chrysalide de l’air est bien notre premier best-seller. On sera content des bonus, cette année. Ce livre, tu l’as lu, Tengo ?

— Bien sûr, je l’ai lu, sous forme de manuscrit, quand il faisait partie de la sélection.

— Oui, évidemment. Tu es un des lecteurs.

— C’est un roman intéressant et bien fait.

— Ah oui, c’est sûr, le contenu est intéressant. Il vaut la peine d’être lu. »

Tengo perçut une certaine réticence dans sa façon de parler. « Il y a quelque chose qui te tracasse ?

— L’instinct d’éditeur, je dirais. Il est extrêmement bien écrit. Ça, c’est sûr. Un peu trop bien. Pour une fille de dix-sept ans, et écrivain de fraîche date. Et l’auteur, justement, qui se trouve Dieu sait où à l’heure actuelle. Qui ne communique pas avec l’éditeur. Pendant que son livre, comme le vaisseau fantôme d’autrefois que personne ne gouvernait, navigue droit devant, seul, le vent en poupe, sur sa voie de best-seller. »

Tengo bredouilla évasivement.

« C’est trop beau pour être vrai, il y a trop de choses bizarres, trop de mystères. Entre nous, ici, ça chuchote pas mal, et on suppose même que M. Komatsu aurait mis la main lui-même à cet ouvrage… On se demande s’il n’aurait pas dépassé les limites. Je pense que non, mais si c’était vraiment le cas, on aurait sur les bras une drôle de bombe !

— Ou alors, il se peut que la chance soit bien tombée…

— Même si c’est le cas, ces choses-là, ça ne dure jamais longtemps », dit le rédacteur.

Tengo le remercia puis il raccrocha.

 

Après avoir reposé le combiné, Tengo dit à Fukaéri : « Cela fait maintenant une semaine que M. Komatsu n’est pas allé à son travail. Il n’a donné aucune nouvelle. »

Fukaéri ne dit rien.

« On dirait qu’autour de moi, les gens disparaissent les uns après les autres », dit Tengo.

Fukaéri bien entendu ne dit rien.

Brusquement, Tengo se souvint que les hommes perdaient chaque jour quarante millions de cellules épidermiques. Elles se détachaient, devenaient de fines poussières invisibles et disparaissaient dans l’air. Peut-être que nous, les hommes, sommes comme des cellules épidermiques pour ce monde. Auquel cas, ce n’était pas tellement étrange que quelqu’un, soudain, disparaisse quelque part.

« Si ça se trouve, ce sera moi le prochain », dit Tengo.

Fukaéri eut un mouvement minime de la tête. « Tu ne seras pas perdu…

— Et pourquoi pas ?

— Parce que nous avons fait le rite purificatoire… »

Tengo réfléchit durant quelques secondes. Mais il n’aboutit à aucune conclusion. Il savait depuis le début que ses ruminations étaient vaines. Et pourtant, il était incapable de ne pas essayer de penser.

« En tout cas, nous ne pourrons pas voir M. Komatsu tout de suite, dit Tengo. Je ne pourrai pas non plus lui rendre l’argent.

— L’argent est pas le problème…, dit Fukaéri.

— Alors, c’est quoi, finalement, le problème ? » interrogea Tengo.

Bien sûr, Fukaéri ne lui répondit pas.

 

Comme il l’avait décidé la nuit précédente, Tengo se mit à rechercher Aomamé. Il pensait qu’il obtiendrait quelque indice s’il s’y consacrait totalement une journée entière. Pourtant, il allait vite comprendre que la tâche n’était pas aussi simple qu’il l’avait imaginée. Laissant Fukaéri chez lui (après lui avoir répété à plusieurs reprises : « Tu n’ouvres à personne ! »), il se rendit au bureau principal du central téléphonique. Là, il aurait la possibilité de consulter l’ensemble des annuaires de tout le Japon. Une fois sur place, il commença par l’annuaire des vingt-trois arrondissements de Tokyo, à la recherche de quelqu’un portant le nom « Aomamé ». Même si elle-même n’apparaissait pas, il y aurait peut-être quelqu’un de sa famille auprès de qui il pourrait se renseigner.

Mais il ne découvrit personne de ce patronyme. Il élargit alors ses recherches au grand Tokyo. Et il ne trouva toujours personne. Il agrandit le cercle de ses investigations à la région du Kantô. Les préfectures de Chiba, Kanagawa, Saitama… sans ménager ni son énergie ni son temps. Il finit par avoir mal aux yeux à force de scruter les minuscules caractères des annuaires.

 

Plusieurs hypothèses lui vinrent à l’esprit :

1. Elle vit dans la banlieue d’Utashinaï, à Hokkaïdô ;

2. Elle s’est mariée, et elle s’appelle désormais Itô ;

3. Son nom ne figure pas dans l’annuaire, parce qu’elle veut préserver sa vie privée ;

4. Elle est décédée au printemps, deux ans plus tôt, d’une mauvaise grippe.

 

Les possibilités étaient évidemment infiniment plus nombreuses. Impossible de compter uniquement sur les annuaires téléphoniques. Il n’allait pas compulser les annuaires de tout le pays. Avant d’arriver à Hokkaïdô, il lui faudrait plus d’un mois. Il devait trouver un autre moyen.

Tengo acheta une carte téléphonique, entra dans une cabine du central, appela l’école primaire d’Ichikawa dans laquelle il avait eu son diplôme de fin de scolarité, demanda à parler à quelqu’un de l’association des anciens élèves, et expliqua qu’il recherchait l’adresse d’Aomamé. L’employée, aimable, et qui semblait avoir du temps, passa en revue les noms des élèves sortis de l’école, mais Aomamé, ayant changé d’école au cours de sa cinquième année, n’était pas diplômée de cette école. Par conséquent, elle ne figurait pas sur la liste, et la femme ignorait son adresse actuelle. On pouvait toutefois faire des recherches à partir de sa nouvelle adresse. Est-ce que Tengo voulait qu’elle la lui communique ?

« Oui, je voudrais bien », répondit Tengo.

Tengo nota l’adresse et le numéro de téléphone. Elle avait donc habité à Tokyo, dans l’arrondissement d’Adachi, « chez Koji Tazaki ». Il semblait qu’elle avait quitté le domicile de ses parents à cette époque. Il y avait sûrement des raisons à cela. Tengo composa le numéro en se disant que ça ne marcherait sans doute pas. Comme il s’y attendait, il n’était plus en service. Forcément, c’était il y a vingt ans. Il téléphona aux renseignements téléphoniques, donna le nom de Koji Tazaki et l’adresse, mais on lui répondit qu’il n’y avait pas de numéro correspondant à ce nom.

Après quoi, Tengo chercha le numéro de téléphone du siège des Témoins. Malgré toutes ses tentatives, rien qui leur correspondait ne figurait sur l’annuaire. Que ce soit à partir du nom « Avant le déluge », ou Témoins, ou sous n’importe quelle appellation du même genre, ils n’étaient mentionnés nulle part. Il ne trouva rien non plus à la rubrique « Associations religieuses », de l’annuaire par professions. Après tous ces essais, Tengo en vint à la conclusion que ces gens ne voulaient recevoir de communications de personne de l’extérieur.

Tout bien considéré, c’était curieux. Ces prosélytes venaient rencontrer des gens quand ça leur chantait. Que l’on soit en train de faire cuire un soufflé, d’effectuer une soudure, de se laver les cheveux, de dresser des souris, de réfléchir à des fonctions quadratiques, ils n’en faisaient aucun cas, ils appuyaient sur votre sonnette ou frappaient à votre porte et vous abordaient avec un grand sourire : « Ça vous dirait que nous étudiions la Bible ensemble ? » Qu’eux viennent chez vous ne les dérangeait pas. Mais (peut-être dans la mesure où l’on ne voulait pas se convertir), il était impossible d’aller les voir librement. On ne pouvait pas même leur poser une simple question. C’était pour le moins fâcheux.

Mais en admettant qu’il ait trouvé leur numéro de téléphone et qu’il ait pu parler avec eux, étant donné le système de défense rigide qu’ils avaient mis au point, il était difficile de penser qu’ils accéderaient à sa demande et qu’ils lui transmettraient gentiment des informations sur un de leurs adeptes. De leur point de vue, il y avait sûrement des raisons pour lesquelles il fallait à tout prix qu’ils se protègent. En raison de leur dogme singulier à l’extrême, en raison de leur foi obstinée, beaucoup de gens les tenaient à distance ou les haïssaient. Sans compter qu’ils avaient été à l’origine de certains troubles dans la société et qu’ils avaient presque été persécutés. C’était devenu pour eux une seconde nature que de préserver leur communauté du monde extérieur dont on n’aurait pu dire qu’il s’était toujours montré compréhensif.

En tout cas, pour Tengo, rechercher Aomamé par ce biais, c’était raté. Tengo ne voyait pas dans l’immédiat s’il lui restait d’autres moyens de poursuivre son investigation. Le nom « Aomamé » était particulièrement rare. Quand on l’avait entendu une fois, on ne l’oubliait plus. Pourtant, en cherchant à suivre la piste de la seule personne qui portait ce nom, très rapidement, il s’était heurté à un mur.

Peut-être serait-il plus efficace d’interroger directement un adepte des Témoins. S’il se rendait au siège et qu’il abordait le problème de face, il serait sûrement l’objet de soupçons et on ne lui dirait rien. Mais un adepte en particulier serait peut-être de meilleure composition. Tengo néanmoins ne connaissait aucun adepte des Témoins. D’ailleurs, en y réfléchissant, il n’avait pas reçu la moindre visite d’un Témoin depuis près de dix ans. Pourquoi fallait-il que ces gens viennent juste quand on ne le souhaitait pas ? Et, précisément, lorsqu’on en avait besoin, il n’y avait plus personne.

Il avait aussi la possibilité de faire paraître une petite annonce dans les journaux. « Mademoiselle Aomamé, donnez de vos nouvelles de toute urgence. Kawana. » Ce genre de libellé ridicule. En admettant même qu’elle lise l’annonce, Aomamé prendrait-elle la peine de se mettre en relation avec lui ? Tengo ne le pensait pas. Ça ne servirait qu’à la mettre en garde. Le nom de Kawana n’était pas très fréquent. Mais Tengo était persuadé qu’Aomamé ne s’en souvenait pas. Kawana… C’est qui ? Aomamé ne donnerait pas signe de vie. D’ailleurs, qui lisait ce genre d’annonce ?

Enfin, Tengo pouvait s’adresser à une agence de renseignements. Ces gens étaient des spécialistes. Ils avaient pour ce faire toutes sortes de moyens et de connexions. Avec juste quelques indices, peut-être la retrouveraient-ils en un rien de temps. Sans doute réclameraient-ils des honoraires importants. Mais ce serait en dernier recours, se dit Tengo. D’abord, je vais la rechercher par mes propres moyens. Il sentait qu’il était préférable qu’il se creuse un peu plus la cervelle pour arriver par lui-même à quelque chose.

 

C’était déjà le crépuscule quand il rentra chez lui. Fukaéri était assise par terre et écoutait des disques. Des albums de jazz ancien que lui avait laissés sa petite amie. Des pochettes de disque de Duke Ellington, Benny Goodman, Billie Holiday étaient éparpillées. Ce qu’elle écoutait alors, c’était Louis Armstrong dans Chantez Les Bas. Une chanson impressionnante. Qui rappela à Tengo sa petite amie. Entre deux séances de sexe, ils écoutaient souvent ce disque. Dans la dernière partie du morceau, Trummy Young, au trombone, se donnait à fond, et il en oubliait qu’il devait terminer son solo. Il jouait huit mesures au-delà du dernier couplet. « Là, là, maintenant ! » lui avait expliqué sa petite amie. Quand une face était terminée, c’était bien entendu Tengo qui était chargé d’aller, nu, dans la pièce voisine et de tourner le disque. Il eut une bouffée de nostalgie à ce souvenir. Il n’avait pas envisagé, bien sûr, que leur relation dure éternellement. Pourtant, il n’avait jamais imaginé qu’elle s’interrompe d’une façon aussi soudaine.

En voyant Fukaéri écouter passionnément les disques qu’avait laissés Kyôko Yasuda, il éprouva une sensation étrange. Elle fronçait les sourcils, elle se concentrait, on aurait dit qu’elle cherchait à percevoir dans cette musique des temps anciens quelque chose au-delà de la musique. Ou que ses yeux s’efforçaient de découvrir quelque ombre dans ces sons.

« Tu aimes ce disque ?

— Je l’ai écouté plein de fois…, dit Fukaéri. Ça ne te fait rien…

— Non, bien sûr. Mais ce n’est pas ennuyeux, de l’écouter seule ? »

Fukaéri secoua faiblement la tête. « Je dois penser à quelque chose… »

Il avait envie de questionner Fukaéri sur ce qui s’était passé entre eux, la nuit dernière, en plein milieu de l’orage. Pourquoi as-tu fait ça ? Tengo ne pouvait imaginer que Fukaéri ait éprouvé du désir pour lui. C’était donc quelque chose qui devait se faire mais qui n’avait aucun rapport avec du désir sexuel. Qu’est-ce que cela voulait dire ?

Mais en l’interrogeant directement, il ne pensait pas qu’il obtiendrait une réponse satisfaisante. Et puis, par cette soirée paisible et douce de septembre, Tengo ne se sentait guère d’humeur à aborder cette question. C’étaient des actes qui s’étaient faits en silence, au cœur des ténèbres, alors qu’ils étaient cernés par un violent orage. Il se pouvait que leur sens en soit altéré, si la question était posée dans un contexte banal et quotidien.

« Tu n’as pas de règles ? » interrogea Tengo, pour attaquer les choses différemment. Essayons avec une question à laquelle il suffit de répondre par oui ou par non.

« Pas…, répondit laconiquement Fukaéri.

— Pas une seule fois ?

— Pas une fois…

— Cela ne me regarde sans doute pas, mais tu as déjà dix-sept ans. Ce n’est pas tout à fait normal, non ? »

Fukaéri rentra un peu les épaules.

« Tu es allée voir un médecin à ce sujet ? »

Fukaéri secoua la tête. « Même si j’y vais ça sert à rien…

— Pourquoi donc ? »

À cela, Fukaéri ne répondit pas. Elle semblait même ne pas avoir entendu la question de Tengo. Ses oreilles étaient peut-être munies de clapets particuliers qui lui permettaient de percevoir si la question était recevable ou non, à la manière des opercules des femmes-poissons. Selon la situation, elle pouvait les ouvrir ou les fermer.

« Est-ce que ça a un lien avec les Little People ? » demanda Tengo.

Bien sûr, il n’obtint pas de réponse.

Tengo soupira. Il ne trouvait pas d’autre question qui pourrait conduire à une explication sur les événements de la nuit. Le tout petit sentier incertain s’interrompait. Ensuite, c’était une forêt touffue. Il devait s’assurer de ses pas, regarder partout alentour, lever les yeux vers le ciel. C’était bien le problème quand il parlait avec Fukaéri. Les chemins s’interrompaient nécessairement. Un Ghiliak aurait peut-être pu continuer. Mais pour Tengo, c’était impossible.

« Je recherche quelqu’un en ce moment, lança Tengo. Une femme. »

Tengo savait très bien qu’en abordant cette question avec Fukaéri, il n’aurait pas de bonne réponse. Mais il voulait en parler à quelqu’un. N’importe qui. Il voulait dire à voix haute ses pensées à propos d’Aomamé. Il avait l’impression, s’il ne le faisait pas, qu’elle s’éloignait encore un peu plus de lui.

« Cela fait déjà vingt ans que je ne l’ai pas vue. La dernière fois, j’avais dix ans. Elle a le même âge que moi. Nous étions dans la même classe à l’école. J’ai essayé toutes sortes de moyens, mais je ne suis pas parvenu à retrouver sa trace. »

Le disque était terminé. Fukaéri le souleva du plateau, et, les yeux plissés, elle respira à plusieurs reprises l’odeur du vinyle. Puis elle le rangea dans son enveloppe en papier en faisant très attention à ne pas laisser d’empreintes de doigts dessus. Et ensuite elle remit l’enveloppe dans la pochette. Doucement, tendrement, comme si elle transportait dans son panier un chaton qui s’endormait.

 

« Tu veux la voir…, demanda Fukaéri sans marque interrogative.

— Elle compte énormément pour moi.

— Tu l’as cherchée tout le temps pendant vingt ans…, demanda Fukaéri.

— Non, pas vraiment », dit Tengo. Il croisa les mains sur la table en cherchant ses mots. « En fait, c’est aujourd’hui que j’ai commencé à la chercher. »

Sur le visage de Fukaéri se peignit une expression d’incompréhension.

« Aujourd’hui…, dit-elle.

— Alors qu’elle est si importante, pour quelle raison ne l’ai-je pas recherchée jusqu’à présent ? dit Tengo à sa place. Bonne question. »

Fukaéri observa Tengo en silence.

Tengo ordonna ses pensées. Puis il dit : « J’ai sans doute fait un long détour. Cette jeune fille, qui s’appelle Aomamé – comment dire –, a été pendant très longtemps, de manière constante, le centre de mes pensées. Elle a fait fonction pour moi de centre de gravité. Comme un poids vital, essentiel. Et pourtant, je n’ai pas été en mesure de le comprendre. Peut-être justement parce qu’elle était trop centrale. »

Fukaéri contemplait Tengo sans broncher. Il était impossible de savoir si ses paroles lui étaient intelligibles. Mais peu importait. Tengo se parlait en partie à lui-même.

« Mais, finalement, j’ai compris. Aomamé n’est pas un concept, ni un symbole, ni un exemple. C’est une femme réelle. Elle a un corps, de la chaleur, une âme qui vit, qui bouge. Et cette chaleur et ce mouvement, je ne devais pas les perdre. Il m’a fallu vingt ans pour comprendre une chose aussi évidente. Je suis sans doute quelqu’un qui a besoin de beaucoup de temps pour réfléchir, mais là, j’ai dépassé les bornes. Peut-être est-il trop tard. Malgré tout, je veux absolument la retrouver. »

Fukaéri, à genoux par terre, se redressa. Sous le tee-shirt de Jeff Beck, la forme de ses seins se dessina nettement.

« A-o-ma-mé, dit Fukaéri.

— Oui. Ça s’écrit avec les caractères “bleu” et “haricot”. C’est un nom rare.

— Tu veux la revoir…, demanda Fukaéri sans marque interrogative.

— Évidemment », répondit Tengo.

Fukaéri médita un moment en se mordillant la lèvre inférieure. Puis elle leva la tête et déclara sur un ton réfléchi : « Elle est peut-être tout près… »

Juillet à Septembre
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